archéologie de la dépression

Je me suis inventé un rituel et une pratique restauratrice, que j’ai appelé archéologie de la dépression, parceque cette maladie est faite de décombres du soi, elle s’enfouie sous les tabous, se cache sous des couches de honte, s’enduit de silence et d’échecs, sensibles, narratifs, personnels et sociétaux. Elle est plus souvent présentée par des personnes tierces, des experts, des cliniciens, que par ses propres protagonistes. Ou bien encore par ses protagonistes lorsqu’ils sont sorties d’une crise dépressive, à partir de mémoires : parcequ’en pleine dépression, les capacités créatives sont fortement affectées, presque tout semble insurmontable, le sens fuit, tout est montagne. Ici, j’essaie de témoigner au plus proche du vécu, de façon liminale et minimaliste donc, puisque les crises incapacitent grandement le geste et la prise de parole.

Ce projet s’ancre ainsi dans quelques pratiques simples, qui feront pour moi office de rituels.

  • Seule :
    • (d)écrire la dépression avec des phrases simples, quand les mots viennent
    • peindre le vécu de la dépression dans le corps et le cerveau
    • peindre un paysage extérieur, tel que filtré par le regard dépression
  • En relation:
    • récolter des phrases décrivant la dépression ( à la manière de l’artiste Estela Lopez : en les écrivant ou en les enregistrant)
    • inviter d’autres personnes dépressives à peindre leur vécu de la dépression
    • inviter d’autres personnes dépressives à sortir peindre une nature morte ou un paysage.
    • participer à des séances d’écriture spontanée, pour une 15 aine de minute, en lien avec la dépression ou la restauration.

Tous les écrits et les peintures se font sur du papier aquarelle petit format, aux coins arrondis, découpés par mes soins (pour la portabilité, la rondeur et l’unité visuelle du projet).
Tout le matériel se transporte dans la valise sensible/bagage collectif: le contenant du projet.

Pendant 5 mois, incapable de travailler, je suis parti en voyage, dans une déambulation nécessaire, de reconnexion a moi-même, dans une collecte de témoignages, personnels et inter-relationnels, en Europe d’abord puis à montréal, dans mon quartier.

Ce projet est d’abord une pratique restaurative. J’écris et je dessine en sortie de crise, de façon liminale, parceque c’est là que le vécu de la dépression est “vivant”. En même temps, c’est presqu’une tache impossibel, puisque la dépression renvoi à un vécu de mort, à un suicide de l’instant présent ainsi qu’à une coupure sensorielle : la beauté et le sens semble innacessible. Se faisant, le soin restaurateur tient au fait qu’au sein du non sens, écrire le non sens lui en donne une exquisse de chemin. Dessiner le chaos intérieure devient une prise de parole de soi à soi. Dessiner l’extérieur est un exercice de reliance, de sortie du gouffre et de connexion au réel, au sensible.

Ce projet est ensuite un art relationnel : faire sens, pour soi, pour l’autre, en initiant des moments de partage avec moi-même et avec quelques personnes rencontrés de manière intime. Je travaille ainsi de maniere infiltrante: une discussion sur la dépression devient l’occasion d’y toucher, d’approfondir, un moment de peinture dans l’espace public, avec du papier et des pinceaux accessibles aux participants devient une micro-séance collective.

Ce projet est aussi une pratique du témoignage, pour témoigner d’abord pour soi-même et puis pour partager avec les proches, avec les aidants, les familles qui ne comprennent pas le vécu de la dépression. Mes premières peinture et écritures ont amené a des discussions témoignant d’une compréhension affective de la dépression chez les personnes étrangères à cet handicap.

Ce projet est finalement un rituel sous forme de pratique narrative: donner sens à ma dépression, transformer mon épreuve en projet, oser faire une demande de bourse, transformer un ressourcement auprès d’artistes sensibles en une occasion de collaboration. Plus profondément, je suis très largement inspirée de la médecine narrative de l’auteur et neurologue Lakota Lewis Leh Madrona, pour qui, faire sens, personnellement et collectivement fait partie du soin. Nous manquons cruellement d’histoire de guérison, et pour la dépression, en particulier, nous entendons souvent qu’on n’en guérit pas, qu’on peut seulement apprendre à vivre avec. Pour moi, cela n’est pas un échec, mais un défi et un défis spirituel, artistique et familiale. 80% des membres de ma famille maternelle sont affectés ou ont été affecté pas la dépression. Il y a un an, l’artiste multidisciplinaire Tabita Razaire me disait qu’en Afrique du Sud, on dit que la dépression est un don de dieu : il s’agit d’un défis, à relevé, avec le soutien de la communauté. Si le défi n’est pas relevé, il est passé à un autre membre de la famille, jusqu’à ce que celle ou celui-ci trouve quoi faire pour vivre avec, s’en sortir : faire soin et faire sens. En me racontant cette histoire, je me suis sentie investie d’une mission familliale, mais aussi  personnelle et générationelle : témoigner de la dépression, en faire sens, pour prendre soin de moi, de ma famille, et des gens de ma génération, qui doivent vivre dans un monde pollué, dégradé, insensé, comme jamais.

 

 

Le premier risque artistique que je prends est lié à la difficulté même d’énoncer ce projet. Je le prépare depuis des semaines, mais j’ai besoin de clarté et de confiance pour faire avancer l’écriture. Quand les symptomes dépressifs s’estompent:  l’énergie, la clarté, la confiance reviennent. Je suis partie en France pour me ressourcer et avancer ce travail. sans avoir réussi à finir l’écriture du projet, rassembler les lettres des artistes, des centres d’artistes intéressés

Le second risque est lié au sujet et à ses conditions d’observation. La dépression est incapacitante et pourtant, ce projet demande une très forte proximité avec son vécu. En sortie de crise: je suis en mesure de faire une toute petite aquarelle, mais en pleine crise, rien ne vient.

Le troisième risque est lié au fait de travailler avec le non sens et l’immobilisme ou la paralysie en art. J’ai travaillé sur cette question l’an passé, en filigramme du projet Particules d’amour Actives, une performance collective sur la difficulté de faire des deuils, présenté au festival Transitio, a Mexico en septembre 2017. Ma question de recherche était : qu’est-ce qu’on fait quand il ne sait pas quoi faire ? Quand le processus de deuil semble insurmontable et innaceptable ? Quand nous sommes paralysé.e.s par le non sens la mort et le chaos, au niveau intérieur, relationnel, social, anthroposphérique, environnemental? Trois jours après notre arrivée au Mexique, un tremblement de terre secouait le pays, qui donnait une profondeur toute particulier à la question du (non) sens de l’action artistique. Le texte suivant : Des particules d’amour actives relate cette expérience. Ce qui en ressort, c’est que si l’énonciation d’une direction générale est très difficile dans ces moments de chaos, si la volonté et les plans sont des pauvres alliés, il reste la marche, le pas à pas, les tatonnements et les rituels de circonstance. Prédire est impossible, avancer lentement est la seule prudence et le seul sens possible, pour constituer avec ce qui est là.

Je vais travailler de façon a la fois traditionnelle, minimaliste et novatrice. Depuis un an, je me suis conconctée un outil de travail intitulé : valise sensible, bagage collectif. Il s’agit d’une malette de médecin de campagne, hérité de mon arrière grande tante d’origine berrichonne. Dans cette malette, je transporte mon nécessaire de collecte, de transformation et d’exposition : un paquet de petites feuilles d’aquarelles aux bords arrondis, quelques pinceaux et brosses, un carnet, des crayons, une enregistreuse, une caméra, un mini projecteur et un petit haut parleur. En chemin, je me propose de faire de mini expositions de récolte d’images et de témoignage, en mélants les dessins et des extraits d’entrevues à un paysage local, comme un jardin, un chemin, un cours patio, une entrée de centre communautaire.

J’ai procédé sur trois plans, intérieur, relationnel et social, en poursuivant une pratique déjà initiée de manière sporadique dans l’année 2018.

  1.  une pratique d’écriture, poétique et philosophique (avec des phrases courtes qui décrivent la dépression et émerge sporadiquement de comtemplations méditatives pendant une crise dépressionnaire)
  2. une pratique d’aquarelle dans l’espace public, qui associe peinture intérieure et peinture de paysages (en conscience que la dépression coupe l’élan et les capacités de connexion a soi, au monde et surtout à la possibilité de voir la beauté autour de soi)
  3. une pratique narrative qui s’appuie sur des enregistrements personnelles et des entrevues audio et écrits, liées au vécu de la dépression (en sachant que la dépression est généralement sans histoire, un déni du sens), et à des récits de restauration (de sens, de lien, de maison …)

Ces trois pratiques sont particulierement délicates pour aborder notre sujet : quand la dépression agit, la narration est incapacitée et le non sens prend tout l’espace. La beauté n’atteint plus la personne dépressive. Tout s’embrouille. Peindre, dépeindre, écrire, sentir et faire sens est infiniment difficile. Pour cette archéologie, je dois donc travailler de manière liminale, à la sortie d’une crise: pas trop éloignée pour ne pas oublier ou minimiser les effets, le ressenti, la forme, la pregnance de la dépression, mais pas trop immergée pour ne pas être totalement immobilisée et incapable de sens, de peinture et d’écriture. Cette pratique est d’autant plus délicate que j’ai un controle très limité sur cette naviguation d’état.
Le propre de la dépression, c’est son envahissement, sa noirceur et un vécu de désespoir pregnant. J’ai aussi développé des pratiques de méditation, de somatic expériencing, et process work et de focusing qui facilitent cette navigation de maniere partielle.J’ai confiance cependant que la narration de cet état de non sens et de solitude extreme contribue à lui donner sens.

En terme de production artistique ce projet pourrait d’abord constituer une déambulation intimiste et familliale avec quelques apparitions dans l’espace public, pour ensuite prendre la forme d’interventions en milieu choisi (l’organisme Revivre, le  groupe Dépression Needs Expression) et s’exposer en installation in situ, et idéalement constituer un livre d’art à partir de ces collectes.

Ci dessous, des bribes du projet, dont une première recherche effectuée lors d’une résidence de méditation à St comes en aout 2018. La recherche associait aquarelles des paysages intérieures et de paysages extérieurs, tels que vécu en état dépressif, ainsi que des notes issus de contemplations. J’ai installé les poemes et les aquarelles le long d’un chemin que j’avais parsemé de kern (terme breton qui décrit la pratique de superposition rocheuse, pour délimiter le passage).

archéologies de la dépression

Cette démarche se rattache à 4 points cardinaux:

La premiere dépasse la posture critique telle que développé par les Foucaldiens vis à vis de la folie et de sa gestion clinique, pour s’ancrer dans une démarche restaurative. Il s’agit pour moi de transcender les approches cliniques et leur critique, dans une démarche que l’artiste et écrivaine Elvira Kolman appelle l’art restauratif, ou que les écrivaines adrienne maree brown et Walisha  appelle la fiction visionnaire. A partir d’un réel souffrant, rêver le monde que nous souhaitons advenir et y donner naissance, par l’écrit, la parole, le dessin, la fiction. C’est ce que l’artiste et facilitatrice Di Ponti appelle : entrer dans le paradigme restauratif.

La médecine narrative, telle que décrite et pratiquée par le médecin neurologue et guérisseur Navajoro Lewis Mehl Madrona. Meme si la dépression est un large bain de non sens, sa narration aide à guérir, à ce soigner, à soigner, a comprendre.  Toute la démarche archéologique, artistique et relaionnelle, vise a faire sens de ce non sens. Pour moi, pour moi dans le futur, pour moi dans le présent. Pour les personnes qui participeront au projet de manière sporadique, au cours des rencontres. Pour les publics des expositions et du livre en prévision.

Un art relationnel, pour me relier, pour soigner, dans ma famille, dans mon entourage, pour être en dialogue avec la dépression, chemin faisant. Je pars en Europe pour me relier à moi même, a ma famille, a d’autres artistes et à d’autres sens. J’emène avec moi une trousse de voyage : une valise sensible pour un bagage collectif. Je vais faire une résidence avec l’auteure et artiste Samira El Ayachi, qui travaille elle aussi un art relationnel en lien intime avec ses publics et sa famille. Cette démarche procède d’une auto-anthopologie : ma mere, pharmacienne, pratiquait dans un village limitrdophe a l un des plus grands complexes psychiatriques d’Europe. Mon beau père, cadre hospitalier, est devenu directeur d’hopital psychiatrique. Dans les deux cas, la maladie mentale, la folie, la dépression : ce affectait les faibles d’esprits, et les confinait à une sous humanité, pour laquelle on pouvait ressentir, au mieux, de la pitié, mais généralement, de la peur et du dégout.

Un art du témoignage, pour soi d’abord, pour la communauté ensuite. cette pratique du temoignage pour soi a ete inspiree par la chercheuse, enseignante et artiste Isabelle Mahy, qui vit avec des migraines chroniques et qui a commencé a peindre sa souffrance, pour mieux la comprendre et pour témoigner dans son lieu de travail. Peindre la dépression, c’est la regarder à l’oeuvre, la regarder oeuvrer, la regarder respirer, malgré moi, en moi, et peut-être aussi, avec moi. Ainsi, pour moi, faire de l’art sur la dépression, embrasser la dépression c’est apprendre et accepter de vivre avec elle, et c’est la rendre plus compréhensible dans l’espace public.

Ce parcours comprend :

  • du 12 au 26 septembre : Gaping holes and healing wounds Une retraite en bosnie herzegovine avec l’artiste et écrivaine Eliva Kolman, et des entretiens sur l’art restauratif telle que pratiqué dans la période de reconstruction et d’après guerre.
  • 1er au 10 octobre : Riendo : une escale à Kunlabora à Calafou, village de hackeurs féministe en catalogne, une étude de la riviere et un cercle restaurateur.
  • du 15  au 30 octobre : des rencontres approfondie en famille, avec ma tante, dépressive et mes grandes tantes, dont l’une est en dépression avec la maladie d’Elzheimer, et l’autre, aveugle et aidante naturelle de sa compagne.
  • 1er au 19 Novembre :  une résidence avec l’artiste et facilitratice Di Ponti à Copenhague, avec la rédaction d’un guide de survie dans la noirceur, et un séminaire sur les pratiques restauratrices.
  • du 20 au 25 Novembre : Dans les couloirs de l’Hagardise: une résidence à la Maison Follie de Wazemmes, sur l’invitation de Mademoiselle S et avec l’artiste relationnelle et l’écrivaine Samira El Ayachi, pour faire se rencontrer nos pratiques de reliance à nos histoires familiales, aux chaos contemporains, à la filiation et la transformation des pratiques de guérison et ancrer ma pratique d’art relationnelle
  • 20 au 29 février 2020 : une résidence aux Bulbes, pour rassembler le projet
  • Juin 2020: ébauches pour un livre d’artiste et expositions in situ, détail à venir