3 novembre 2014
Sommaire de l’article
Les hackerspaces comme espace matériel d’une convivialité technique
Les « hackerspaces » sont des lieux de rencontre et d’expérimentation collective qui rassemblent des personnes qui partagent un intérêt commun, notamment pour l’informatique, la technologie, les sciences et le bidouillage. Certains y voient des lieux de contre-culture technique, proposant une vision autogestionnaire et anticapitaliste des connaissances techniques et scientifiques, inspirés de la culture du logiciel libre, du matériel libre et des médias alternatifs. D’autres y voient des laboratoires communautaires ouverts où des gens peuvent partager ressources et savoirs, préférant le terme de medialab ou fablab au terme plus politique de hackerspace.
Dans l’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information [1], le philosophe Pekka Himanen a défini une culture du rapport au travail et au temps qui semble s’opposer point pour point à l’Éthique Protestante et l’esprit du capitalisme écrit un siècle plus tôt par Max Weber. En marge d’une logique productiviste, l’éthique hacker renvoie, selon Himanen, à « une posture passionnée vis-à-vis des connaissances techniques (la hack attitude) plus que l’accomplissement d’une activité particulière (la programmation). L’Éthique hacker s’apparenterait notamment à la philosophie du libre dans sa remise en question du schéma de l’économie capitaliste. Ainsi, les hackers laisseraient librement leurs productions à la disposition des autres pour qu’ils les utilisent, les testent et les développent.
Plusieurs analystes contemporains des hackerspaces dont Christophe André [2] et Yannick Rumpala [3] ont dressé des parallèles entre ces lieux et le concept de « convivialité » tel que décrit par Ivan Illich [4]. Par convivialité, Illich qualifie à la fois des outils dont la fonction est déterminée par celui qui les manie, ainsi qu’un type de société post-industrielle caractérisée par des ateliers autogérés et interdépendants. Illich définit trois conditions pour qu’un outil ou un espace soit considéré comme convivial :
- il ne doit pas dégrader l’autonomie personnelle en se rendant indispensable ;
- il ne suscite ni esclave, ni maître ;
- il élargit le rayon d’action personnelle.
Depuis le début du millénaire, le mouvement hacker semble avoir pris de l’ampleur, avec une identification croissante à cette posture technique, mais aussi avec la création de nombreux espaces de travail et de rassemblement. À bien des égards, l’éthique hacker et la mise en place de hackerspaces constituent des mises en commun de savoir-faire techniques visant à l’émancipation, la collectivisation et la résistance à la privatisation et à la fermeture des technologies.
Mais à quelles conditions peut-on penser les hackerspaces comme des lieux de production de savoirs et d’outils matériels et techniques relevant d’une philosophie du bien commun ?
Après une présentation générale de ces espaces, nous allons procéder à l’analyse de trois d’entre eux, au regard des conditions identifiées par Elinor Ostrom [5] pour définir un commun et des postures anticapitalistes et féministes exposées par Sylvia Federici [6].
Les hackerspaces et espaces apparentés
Un des premiers hackerspaces naît à Berlin en 1995, à la suite de la réunion d’une vingtaine de hackers pour relocaliser leurs activités de salon (particulièrement axées sur un rapport libertaire ou autosuffisant vis-à-vis de la programmation, du bricolage électronique et technique) et fonder un espace dédié. La création de C-Base s’appuie sur une mythologie de science-fiction, associant l’espace choisi aux restes d’une navette spatiale venue du futur. Ses membres se donnent comme mission d’être « compatible avec le futur » (future compatible) : les créations, innovations, découvertes et détournements des hackers doivent ainsi être ouverts, libres et réutilisables dans un avenir proche et quelque peu incertain. Cette façon autant ludique que politique et poétique de définir une perspective d’innovation collective inspire de nombreux autres groupes de hackers à créer des espaces semblables. En août 2007, un groupe de hackers nord-américains venu au Chaos Communication Camp (festival notamment organisé par des membres de C-Base), s’enthousiasme sur les possibilités d’avoir des espaces similaires aux États-Unis.
C’est ainsi que voit le jour une poignée de hackerspaces états-uniens : le NYC Resistor et l’HacDC en 2007, Noisebridge en 2008. D’autres apparaissent un peu partout sur la planète. Ces espaces intègrent rapidement des projets de circuit électronique et de prototypage physique. La notion de hacking s’étend ainsi pour s’appliquer aux objets physiques : très rapidement, les imprimantes 3D deviennent le principal centre d’attraction de ces espaces. Les hackerspaces commencent aussi à élargir leur public en incluant des formations, ainsi que l’accès à leurs espaces et outils.
Alors que la notion de hacking se répand à plusieurs sphères d’activité, on voit émerger certaines tensions entre des visions sensiblement différentes ainsi qu’une profusion d’appellations, tel que les « fablabs » ou les « makerspaces ». On les présente comme :
- des lieux de résistance libertaire à la surveillance et à la main mise étatique (c’est sans doute la vision originale d’un hackerspace),
- des espaces d’innovation ouverte, facilitant l’exploration et le bidouillage (c’est peut-être ce qu’on identifie le plus par fablab),
- ou encore comme des espaces pédagogiques d’entraide et d’apprentissage mutuel (cette valorisation du « faire », et de la culture du Do It Yourself est surtout présente dans les makerspaces).
Il y aurait matière à considérer les hackerspaces comme un renouveau des communs matérialisant la construction numérique. Cependant, dans chacune de ces visions, la relation au capitalisme, à l’écologie ou à la justice sociale n’est pas toujours formulée. On pourrait en effet considérer les hackerspaces comme une spatialisation et une matérialisation des pratiques d’émancipation technique.
Christina Haralanova, chercheuse à l’université Concordia à Montréal, s’intéresse à la façon dont les membres des hackerspaces articulent (ou pas) un discours politique à la participation, à la création et au maintien de ces espaces. Elle étudie les revendications identitaires et les relations de genre dans les pratiques et échanges de savoirs techniques au sein de ces espaces collectifs. Chacun des groupes est confronté à la gestion d’un espace commun, de matériaux, de membership, et doit se définir une mission, des règles, et des comportements proscrits. Comme Johannes Grenzfurthner et Frank Apunkt Schneider [7], elle note ainsi qu’en dépit des principes d’ouverture affichés par les membres de ces hackerspaces, la plupart sont occupés par des hommes blancs de classe moyenne. Par ailleurs, plusieurs articles et interventions sur le positionnement des hackers vis à vis de l’État et du capitalisme [8] laissent à penser qu’il n’y a pas de consensus sur ce sujet. S’ils défendent tous une approche libertaire face aux technologies, certains espaces fonctionnent avec l’aide de subventions étatiques et/ou ne se revendiquent pas nécessairement d’une posture anticapitaliste. Des liens entre des entreprises de surveillance et le milieu hacker commencent à faire grincer des dents, et on voit poindre un momentum pour clarifier l’identité politique des hackers.
Je propose de m’appuyer sur les caractéristiques des communs tels que présentées par Ostrom ainsi que sur les considérations féministes telles que développées par Federicci pour interroger cette politisation des hackerspaces.
Les hackerspaces : une politisation des technologies comme condition des communs ?
Les distinctions qui peuvent être faites entre hackerspaces, makerspaces et fablabs pourraient permettre de comprendre un début de divergence dans la façon dont ceux-ci envisagent leur politisation technologique. Mais les caractéristiques proposées par Ostrom pour définir un commun nous semblent encore plus pertinentes pour comprendre les enjeux en cours dans les hackerspaces. La première des conditions apportées par Ostrom est l’existence d’un groupe aux frontières définies. Cela implique donc une forme d’extériorité menaçant des ressources communes que le collectif vise à préserver.
L’appropriation et la définition d’un espace autogéré peut tout d’abord être en soi entendue comme une collectivisation de force au sein de l’espace public et privatisé. Ainsi, les utopies pirates telles que décrites par Hakim Bey [9] qui avaient beaucoup inspiré les débuts de l’Internet mais aussi les discours des mouvements des squats et des occupations, peuvent évoluer comme l’émergence d’espace de vie alternatif. Les hackerspaces comme espace collectif revendiquent des principes de partage et de mises en commun, qui devraient exclure ceux qui ne partagent pas ces valeurs. Or les hackerspaces sont plus des espaces de production autonome : c’est le rapport à la technique et au monde social technicisé qui est en jeu. Or la définition des frontières et d’une extériorité aux hackerspaces n’est pas égale. Elle est même le sujet d’une vaste politisation interne au sein du milieu.
Prenons l’exemple du Foulab, un hackerspace Montréalais fondé en 2008, dont l’objectif énoncé est de fournir à ses utilisateurs un environnement et des ressources leur permettant d’échanger connaissances, idées et d’explorer les nouvelles technologies. Christina Haralanova et Alex Megelas [10], qui ont étudié ce lieu, le présentent comme « un hackerspace basé à Montréal qui offre l’espace et les outils nécessaires pour interagir de manière critique avec la technologie. Il s’agit d’une communauté ouverte qui accueille les hackers et toute autre personne intéressée à participer à une multitude d’activités, d’ateliers et de sessions individuelles, qui font tous la promotion d’une approche exploratoire et expérimentale de la technologie ».
En étudiant les rapports de genre au sein de ce hackerspace, et en observant la très faible participation des femmes au regard de l’ouverture annoncée, Christina Haralanova se questionne : s’il n’y a pas de frontière délimitée, pourquoi se dessine-t-elle ?
Une piste pourrait être d’envisager la nature des activités valorisées dans les hackerspaces et dans la culture hacker à la lumière des analyses de Sylvia Federicci. Cryptoparty est un projet de vulgarisation et d’introduction à la cryptographie, qui fut lancée par la journaliste et hackeuse australienne, Asher Wolf [11]. Le projet a reçu un grand enthousiasme au sein de la communauté hacker et fut relayé et investi dans de nombreux hackerspaces. Mais peu à peu, la journaliste a commencé à observer que le projet devenait plutôt élitiste et qu’un confort dans l’entre soi détournait la visée citoyenne du projet. Voyant aussi émerger des collaborations douteuses avec des partenaires privés impliqués dans la surveillance électronique, elle a commencé à dénoncer les dérives apolitiques du projet. Elle fut alors peu à peu la cible de critiques et d’évitement par des acteurs prétextant son manque d’expertise technique. Cela amena la hackeuse à écrire sur son blog [12] une lettre destinée à la communauté hacker pour relater cette dérive et ce qui motive son geste.
Ces exclusions peuvent être analysées dans une perspective de genre autour d’une définition des valeurs propres au milieu hacker. Si le niveau d’expertise technique est un filtre d’entrée, l’ouverture annoncée est alors délimitée via une méritocratie hiérarchisante, dont les termes sont implicitement définis par les acteurs dominants. Cela amène donc certains hackerspaces à exclure des personnes ne rencontrant pas les critères d’excellence nécessaires à l’établissement d’une démonstration de puissance qui justifierait le respect. Par contre les acteurs travaillant au sein de compagnies de surveillance peuvent facilement s’associer à un hackerspace qui n’a pas défini des frontières ou une extériorité en terme politique.
Cela a amené des penseurs contemporains comme David Golumbia [13], à associer le mouvement hacker et libriste à une vision innovatrice libertarienne, vaguement articulée autour d’un rejet des institutions traditionnelles (dont l’État) mais peu politisée en faveur des communs et de leurs gestions.
Par exemple, l’imprimante 3D a reçu beaucoup d’intérêt, présentant cet outil symbole d’une plus grande autonomisation industrielle, pour les pays dits « émergents », ou pour des populations fonctionnant plus spécifiquement à partir de logiques de recyclage [14]. Dans un article publié dansLe Monde diplomatique, Johan Söderberg [15] critique le manque de politisation organisationnelle et de conscience historique de ces espaces, en se limitant à une fascination pour la production de gadgets technologiques, trop légèrement présentés comme des outils d’émancipation.
Sur un plan plus clairement politique, plusieurs acteurs du mouvement hacker ont pris acte de ce besoin de délimitation de frontière. Parmi les initiatives les plus éclairantes, notons la formation du Noisysquare, un village de tentes qui est né à l’été 2013 au sein de la rencontre Observe Hack Make (OHM [16]). Le carré du bruit (2) s’est constitué en riposte aux collaborations établies par les organisateurs du festival avec la police ainsi que des compagnies de surveillance. Pendant la semaine de festival, en plus des ateliers techniques, plusieurs discussions de nature sociales, économiques et féministes, sont venues porter un regard critique sur la constitution du milieu hacker [17].
On voit à la fois émerger une demande de clarification du positionnement de la culture hacker et des hackerspaces vis-à-vis des compagnies privées et de l’État, et un discours sur l’exclusion de certains groupes sociaux de ces lieux d’apprentissage et de pouvoir. Comme la considération de ces enjeux de domination genrée tardent à être prise en compte par le milieu, on voit émerger des hackerspaces féministes, pour certains réservés aux personnes s’identifiant en tant que femmes, ainsi qu’à des lieux familiaux : comme le MothershipHackerMoms HYPERLINK [18] et Miss Desponia [19] en Tasmanie.
- Atelier du FemHack se tenant à l’Espace Fibre, Montréal, lors des HTMlles10, le 17 Novembre 2012. Photo Anne Goldenberg CC BY-SA 3.0
Nous pensons qu’il y a matière à définir les hackerspaces comme des lieux de protection et de production de commun numérique et matériel, à partir du moment où ceux-ci définissent une extériorité (ce qu’un hackerspace n’est pas, rejette ou ce qu’il protège comme commun vis-à-vis du capital ou de l’État). Certains hackerspaces, qui se politisent et se positionnent ouvertement sur des enjeux de sociétés, répondent ainsi clairement à ces dimensions.